La chanteuse capverdienne a récemment publié son cinquième album, Manga, sans doute son plus abouti. Rencontre bien lunée avec une femme qui cultive la diversité de ses influences.
L’interview avec Mayra Andrade était fixée à 18 h à l’hôtel Amour. Voilà qui sonnait bien ! J’étais d’autant plus content de la revoir que son nouvel album Manga est de mon point de vue le meilleur qu’elle ait enregistré à ce jour.
Aux fondamentaux langoureux de ses traditions capverdiennes, elle a incorporé avec beaucoup d’adresse des éléments issus des excitantes nouvelles musiques urbaines qui fleurissent en Afrique de l’Ouest. En écartant les clichés les plus évidents de l’un et de l’autre genre, elle a créé une synthèse inédite, à travers laquelle son chant passe d’une légèreté sensuelle des plus stimulantes à une profondeur émotionnelle saisissante. J’avais hâte de comprendre les raisons de son bond en avant.
Je suis sorti du métro un bon quart d’heure en avance… Sauf que je n’étais pas du tout sorti à la bonne station. Panique ! Je téléphone à l’attaché de presse pour avertir de la situation et me remets en route. Je connaissais la raison profonde de mon erreur : la nuit précédente, la lune à son zénith irradiait d’étranges vibrations qui avaient bouleversé mon sommeil. Certaines révolutions du cycle lunaire ont sur moi des effets incontrôlables et toute la journée j’avais été à côté de mes pompes.
En arrivant, je m’excuse platement auprès de Mayra et lui explique ma situation lunaire.
Elle me met à l’aise : « Pour moi aussi il y a des lunes qui sont terribles. Mais ce truc d’humeur dans laquelle elle peut nous plonger et qui peut même nous déprimer, on dit que c’est une sorte de remise à niveau spirituelle. Il faut rester tranquille, le temps que ça passe et attendre la suite de l’histoire. »
C’est bien de son histoire que je voudrais qu’elle me parle. On a assez pris de retard. Action.
Je suis ta carrière depuis tes débuts discographiques en 2004 et si ton talent a toujours été évident, je trouve qu’avec Manga tu as atteint une nouvelle dimension, tant au niveau de la forme que du fond. Comment l’expliquerais-tu ?
Le processus d’enregistrement d’album a toujours été pour moi un stress, un poids. Je me contenais pour ne pas faire des choses qui auraient pu me lasser le lendemain, que j’aurais pu regretter, du coup j’étais moins libre. Je suis une artiste de scène et tous les soirs je peux me réinventer. Ce qui est gravé dans la pierre, qu’on ne peut plus modifier le lendemain, générait en moi une certaine anxiété. Cette fois je me suis dit : « accepte avec modestie que l’enregistrement d’un album, ce n’est que le reflet d’un instant, et que le lendemain sera forcément différent ». Là je me suis un peu relâchée, je me suis permis une liberté qui est venue avec la maturité, l’expérience. Il y a peu, j’ai déménagé à Lisbonne et ça m’a fait le plus grand bien, c’est comme si j’avais repris mes couleurs. J’ai retrouvé l’envie de plus de légèreté, j’avais envie de danser, de m’amuser avec ma propre musique, je me sens plus libre. Manga représente une grande émancipation musicale et culturelle. Je me suis libérée de certains dogmes, des attentes que certaines personnes peuvent avoir d’une artiste « world ». Après avoir fait 4 albums, je pensais que je pouvais quand même m’amuser comme je voulais.
C’est amusant ce que tu dis, car je trouve qu’avec cet album tu n’as jamais été aussi proche de l’Afrique, en incorporant les nouveaux courants que l’on y trouve…
C’est une bonne remarque. J’ai fait un voyage au Ghana, il y a trois ans et je suis tombée nez à nez avec l’afrobeats. Je connaissais l’afrobeat de Fela, mais là il s’agit d’un nouveau courant qui mêle rythmes africains et production électronique. Ça émane du Ghana, du Nigéria, ça a influencé le monde entier et je m’y reconnaissais. Ça m’a pris de court au moment où je déménageais à Lisbonne où il y a toutes ces musiques luso-africaines, comme le kuduro, qui rythment les nuits lisboètes. Pour cet album je me suis tournée vers mon continent. Je me suis alignée avec mon temps, ma génération, et j’avais envie que ça s’entende à fond dans cet album. Il y a donc cette musique afro contemporaine avec des beats et des programmations très présents dans l’album, et il y a mon essence personnelle avec mon expérience et ma ligne de composition.
Comment Manga s’est-il fabriqué ?
Manga a été coproduit par Romain Bilharz et 2 B (BLZ), un jeune beatmaker et producteur ivoirien. Il a formé un pôle créatif autour de moi avec Akatché, un autre beatmaker ivoirien basé à Dakar, sans oublier J.C. « Guitare » et Momo. On s’est retrouvé à Paris pour travailler. Le guitariste capverdien Kim Alves qui me suit depuis le tout début nous a rejoints. Il y a eu ensuite une seconde étape d’enregistrement à Abidjan. Tous les intervenants de l’album sont africains à part Romain qui est français, mais qui est très lié aux musiques africaines. L’Afrique a toujours influencé la musique mondiale, aujourd’hui elle connaît un nouvel essor et je suis ravie d’y participer.
C’est vraiment rafraîchissant d’être le trait d’union d’une musique qui vient d’une génération plus ancienne. Avant j’étais toujours accompagnée de musiciens qui auraient pu être mes parents, et aujourd’hui je joue avec des gars qui pourraient être mes petits frères.
Le temps passe et je n’ai plus le temps de faire comme je l’avais prévu une revue en détail de chaque morceau pour en connaître les histoires. Mais il y en a une chanson qui me tient vraiment à cœur, car Mayra y chante d’une façon magnifique et bouleversante.
« Plena », on dirait du blues…
Tu as raison, c’est du blues et cette chanson a une histoire particulière. J’ai moi aussi une relation assez bizarre avec la lune. Une nuit où elle était pleine, je l’ai filmée pour faire une story sur Instagram. Je ne voulais pas que cette vidéo n’ait aucun son et j’ai improvisé une mélodie. Le lendemain, je dînais avec deux amis et l’on parlait de nos peines de cœur, de la vie en général. Je faisais le pitre, plus que d’habitude, et la plus âgée d’entre nous m’a regardée et m’a dit : tu es triste ? Elle m’avait démasquée et j’ai éclaté en sanglots dans le restau. Elle avait mis le doigt sur un abcès, j’avais trop de peine à ce moment-là. On en a parlé, mes émotions étaient à vif et l’une d’entre elles m’a dit : Ca ferait une belle chanson. Je lui ai répondu : C’est ce que l’on dit toujours aux artistes quand ils sont tristes. C’est bien beau, mais je reste avec tout le poids de mes histoires. De retour chez moi je n’arrivais pas à m’endormir et j’ai écrit le texte de « Plena ». Je lui ai envoyé en disant : Voilà ta chanson ! Elle m’a félicitée et quand je l’ai relu je me suis dit : c’est court, c’est simple, mais c’est tout à fait ce que je ressens. J’ai alors repensé à la mélodie de la lune. Je l’ai essayée sur ce texte, et ça s’emboîtait parfaitement, alors j’ai pris ma guitare et j’ai composé la suite. C’est la dernière chanson que j’ai écrite avant de rentrer en studio cinq jours plus tard.
À Abidjan, c’était très intense. Au moment d’enregistrer « Plena », on est en studio depuis une dizaine d’heures. Je chante, mais rien ne me plaît. Je suis fatiguée, je n’en peux plus, je crois que je ne peux pas y arriver. Alors on sort une heure ou deux pour aller manger. De retour au studio, je vais seule dans la cabine de prise. J’éteins les lumières, j’allume une bougie, je m’agenouille et je fais une prière en demandant à Dieu que tout ce qui va sortir de ma bouche à partir de cet instant soit valable, entier, vrai, cohérent avec ce que je raconte. Et on fait une prise où je suis hyper sensible, hyper émue et je me mets à pleurer… je ressens vraiment ce que je suis en train de raconter. Ce que j’avais demandé s’est concrétisé et c’est la prise que l’on a gardée.
« Plena » est au cœur de Manga, et très bien entourée de chansons qui semblent décrire chaque étape du cycle solaire. Les sept qui la précèdent, écrites, composées ou co-composées par la chanteuse, affirment son inspiration magnifiquement maîtrisée. Leurs mélodies imparables mettent en relief des textes détaillant les contours accidentés des sentiments amoureux ou les espoirs des migrants. Les cinq qui la suivent témoignent de la force évocatrice que sa voix et son aura suggèrent à d’autres auteur(e)s : Sara Tavares, Luisa Sobral ou Princezito. Les arrangements équilibrent avec finesse la nostalgie et l’ivresse joyeuse, tirent parti de la profondeur organique des guitares, cavaquinho et percussions traditionnelles et des éclats toniques des machines.
Mais le plus touchant, pour moi, demeure ce chant libéré et lunaire qui habite de sa lumière astrale chaque tranche de ce délicieux Manga.